Vous vous réveillez en sueur. Il vous faut une bonne minute avant de réaliser que vous vous trouvez dans une cabine de transatlantique, et encore une pour comprendre qu'il ne s'agit pas de la vôtre. Vous vous souvenez d'un verre de gin. Ou de whisky. En tout cas, ce n'était pas de l'eau. Un léger soupir reporte votre attention sur la forme nue et recroquevillée qui dort à côté de vous. Vous êtes, à votre grand effroi, couché aux côtés de Lady Sesquipedalian.
Vous connaissez désormais son prénom,"Prudence", et jamais femme ne vous sembla mieux sentir la fleur fanée que celle-ci. Les bribes de la nuit qui vous reviennent vous font penser que vous n’avez pourtant guère démérité, malgré la drogue que la dame a vraisemblablement versé dans votre verre.
« Mmmmh ! Petit chéri... souffle-t-elle depuis sa couche. Vous êtes déjà levé ?
— Hé oui, belle dame, je le suis. répondez-vous obligeamment, les yeux déjà à la recherche d’une sortie.
— Il est charmant ! Soyez bon chevalier, Sire Arsène, et sonnez donc quelqu’un pour que l’on nous apporte quelque chose à grignoter. Apprenez que vous avez dévoré jusqu’à mes toutes dernières forces, abominable canaillou !
— Vous m’en voyez ravi, mais je ne puis rester. J’ai rendez-vous. Je vous laisse, hélas, mais je vous envoie de ce pas quelqu’un. » répliquez-vous avant de vous sauver dans le couloir, sous le regard soudain perdu de la lady.
"Prudence" tente de vous retenir avec un regard encore endormi et bouleversé.
Vous n’avez heureusement croisé personne dans les coursives, et vous retrouvez avec joie votre chambre où vous faites un brin de toilette. Votre regard retombe alors sur la bouteille de whisky récupérée dans la chambre du peintre : vous vous étiez promis de la montrer à Bernique Volte, pour qu’il vous aide à analyser son contenu, et il est bientôt l’heure de sa visite au fumoir. Vous vous emparez d’un nouveau chapeau avant de vous mettre en chemin. A peine ouvrez-vous la porte de votre cabine que le capitaine vous repousse à l’intérieur avec fracas.
« Oh pardon mon bon Arsène. Je suis navré, c’est les nerfs.
— Vous êtes tout excusé Archibald ; peut-être pourrai-je vous offrir quelque chose ?
— Non, non, je sors tout juste de table. J’étais avec le directeur de la ligne, monsieur Courteline. Il est très affecté par la mort du peintre ; saviez-vous qu’il l’avait personnellement nommé à ce poste ?
— Ma foi non, je l’ignorais.
— Hé bien voilà ; malgré sa douleur, il vous demande personnellement de ne pas ébruiter l’affaire. Le directeur pense qu’il se pourrait que sa mort ne soit pas si naturelle que cela. La drogue, les femmes… Quel scandale si la presse venait à s’en mêler. Aussi, restez discret.
— Mais comment cela une mort pas naturelle ? vous exclamez-vous en feignant la surprise. Et pourquoi irai-je donc ébruiter quoi que ce soit ?
— Sans doute s’inquiète-t-il de vous voir occuper la cabine juste en face de celle du mort. Je vous vois mal « mener l’enquête » de toute façon ! Arsène Holmes !
— Archibald Watson ! reprenez-vous sur le même ton.
— Ce serait fou !
— Oui, ce serait insensé ! Ah ah ! »
Vous plaisantez encore un moment sur le sujet, tout en vous demandant quelle mouche a bien pu piquer monsieur Courteline. Après tout, il n’y a rien pour l’instant de choquant ou d’étrange pour qui que ce soit — et encore moins source à scandale — dans la mort du peintre, si ce n’est pour vous. Soit ce monsieur est très maladroit, soit il chercher à ce que vous vous découvriez d’une façon ou d’une autre. N’importe comment, vous notez l’information dans un coin de votre tête.
Vous saluez finalement le mutin capitaine, en lui demandant par ailleurs s’il lui est possible d’envoyer à déjeuner cabine 32 malgré l’heure tardive. (De par votre expérience, vous savez que l'on n'affame point impunément une lady avec laquelle on passe la nuit.)
Ayant pris congé d’Archibald, vous vous dirigez vers le fumoir. Il est encore tôt, et les tables sont désertées, mais le calme du lieu est atténué par la musique crachotante d’un poste de radio.
Le fumoir est d'un standing aristocratique.
Les lieux sont luxueux, et les meubles en vieux bois de merisier, agrémentés de différents miroirs baroques, sans doute disposés là dans le but d’accentuer l’effet visuel des volutes de fumée. Vous apercevez sans peine la silhouette bien en chair de l’ingénieur, penché sur un traité fort épais, un cigare imposant entre les lèvres.
« Monsieur Bontemps. Je vous en prie, prenez place. Je ne vous propose pas de cigare ; ce n’est pas mon genre.
— Vous êtes bien aimable, monsieur Volte.
— L’amabilité ! Ah ! La chimie n’est pas aimable, mon pauvre Arsène ! Mais je vois que vous avez apporté votre fameux single malt ! s’exclame l’ingénieur en désignant la bouteille de whisky que vous avez apportée.
— Si vous tenez à finir comme un certain artiste peintre, ma foi, je vous en sers un verre.
— C’est donc de cela qu’il s’agit ! Un empoisonnement, voyez-vous cela ! Hé bien, si le coeur vous en dis, je puis commencer sur le champs l’analyse de votre bouteille. »
Et voilà que Bernique soulève de sous la table une épaisse mallette en cuir, d’où il se met à sortir différentes fioles, pipettes et tubes à essai.
« Je puis détecter rapidement la présence de certains toxiques connus, reprend-t-il, mais la moindre des choses serait de s’assurer que le whisky est bien empoisonné, n’est-ce pas ? » Et sans attendre aucun accord de votre part, il extrait de la mallette une petite cage contenant un rat rendu neurasthénique par la captivité, auquel il fait inahler aussi sec quelques gouttes du whisky. Après quelques minutes l'animal est pris d’un tremblement irrésistible, et s'effondre aussitôt.
Avec un sourire de satisfaction, Bernique Volte verse alors un peu d'alcool dans différents tubes à essai, et des explosions de couleurs brunes ou rousses se mettent à fleurir à l'intérieur.
« Alors ? demandez-vous. Quelque chose ?
— Rien. Zéro. Hum. Je vais garder cette bouteille pour de plus larges analyses, et en vous ferai parvenir mes conclusions. Visiblement, les composés toxiques les plus communs n’en font pas partie ; reste l’idée d’un empoisonnement par une substance organique, vous savez, venin de crotale ou extrait de plante... Un brin désuet comme méthode, si vous voulez mon avis.
— Bigre. Hé bien merci de votre aide ; voilà qui prouve au moins la mort peu naturelle de notre homme.
— Si vous me permettez une remarque, Bontemps, la présence d’un whisky empoisonné dans la chambre d’un mort n’indique pas forcément qu’il ait été empoisonné par elle. Il faudrait effectuer une autopsie dans les règles, mais j’ai peur que notre médecin ne l’entende pas de cette oreille.
— Comment ? Vous voulez dire que ce poison ne serait qu’une farce ? Un leurre ? »
Haussant les épaules, l’ingénieur ne daigne pas répondre à votre question, et se replonge dans son ouvrage. Les illustrations vous donnent à penser qu’il s’agit d’un traité sur les armes à feu.
« Vous aimez la chasse ? demandez-vous tout à trac.
— Non, mais je travaille pour certains fabricants. Il m’arrive néanmoins de pratiquer le tir sportif.
— Et sur quoi tirez-vous ? Sur les médecins ?
— Ah ah ! Non, hélas, ni sur les avocats, mais sur quelques poules en argile. Vous pouvez d’ailleurs participer si le cœur vous en dis. La prochaine séance est à 7h demain matin, à l’arrière du ponton C. L’heure est matinale, mais on évite ainsi les gêneurs. Rejoignez-nous, tirez un coup, et peut-être en saurai-je alors plus sur votre fameux whisky. »
Vous remerciez une fois encore Bernique pour son aide précieuse et pour son invitation, et promettez que vous y réfléchirez.
Avec plus de détermination que jamais, vous décidez d’orienter votre enquête sur :
1) Le peintre lui-même ; lister les fréquentations terrestres de celui-ci et rechercher la fameuse jeune femme en fuite, probablement réfugiée en 3e classe, vous parait la meilleure des priorités.
2) Sur le médecin, qui, dans cette affaire, vous semble être mouillé jusqu’au stéthoscope.
3) Sur le directeur de ligne, monsieur Courteline, qui semble en savoir plus que tout le monde, et qui de plus semble avoir été un proche du défunt.
4) …